INTEROPERABILITE : RIEN NE SE FERA SANS LES PATIENTS

Guillaume Levavasseur
11 min readDec 11, 2020

TRIBUNE de Loïc ETIENNE et Guillaume LEVAVASSEUR (publiée dans Info Dispositifs Médicaux — Novembre 2020 n°98)

L’interopérabilité est un vieux serpent de mer qui sort régulièrement la tête de l’eau depuis que l’hôpital et la médecine de ville sont informatisés. On la voit disparaître au gré des réformes et des évolutions de la doctrine administrative puis réapparaître devant l’urgence d’un consensus européen face à la poussée inéluctable des GAFAM (et de leurs avatars chinois BATX) en santé. Le chantier de Snomed CT en est une illustration : valses-hésitations puis concertation alors qu’une étude de faisabilité préconise de ne pas y aller… De même, l’absence de la France au niveau européen pour bâtir une intéropérabilité dépassant les frontières a amené les pouvoirs publics à faire récemment le choix d’AntiCovid, peu interopérable entre les pays européens…

Nous pensons comme l’écrit l’Agence du Numérique en Santé (ANS) sur son site internet que l’intéropérabilité est la pierre angulaire de la croissance de la e-santé, mais elle est en panne en France et en Europe. Voici pourquoi.

L’interopérabilité, c’est quoi ?

« C’est la capacité que possède un produit ou un système, dont les interfaces sont intégralement connues, à fonctionner avec d’autres produits ou systèmes existants ou futurs et ce sans restriction d’accès ou de mise en œuvre ». Voilà pour la définition.

Rien ne peut fonctionner sans normes et sans langage commun puisque le but est de transmettre de l’information et des données d’un système à un autre.

Il y a en fait trois types d’interopérabilité :

- L’interopérabilité technique qui permet de communiquer des informations sans erreur. Elle définit des interfaces, des formats de données et des protocoles d’échange partagés par les machines.

- L’interopérabilité sémantique qui permet de communiquer des informations compréhensibles par toute machine sans perte de sens, ce qui nécessite un référentiel commun

- L’interopérabilité syntaxique qui transforme le sens en symboles, permettant à la machine de reconnaître la nature, le type et le format des informations échangées, ce qui nécessite un système ouvert d‘échange.

Tant que l’on reste dans le strict domaine des machines (télécommunication, transport aérien, système bancaire, etc.) l’interopérabilité technique est relativement simple à mettre en place, car on a affaire à un domaine fini et totalement connu. A partir du moment où l’on remet l’humain dans la boucle, on entre dans une communication homme-machine, qui introduit une variable considérable : la complexité de l’être humain, dans son langage et les sens qu’il donne aux mots, en particulier dans la manière d’exprimer ce qu’il ressent physiquement et psychologiquement.

Deux obstacles majeurs se font alors jour : d’une part la question du sens de l’information (interopérabilité sémantique, ce qu’on pourrait appeler « le fond ») et d’autre part la façon de restituer ce sens grâce à des symboles compréhensibles par tous, qu’il s’agisse d’un être humain ou d’une machine (interopérabilité syntaxique, ce qu’on pourrait appeler « la forme »). Or, en médecine, du fait de la nature même de la plainte du patient qui est polymorphe, variable, et évolutive : interopérabilité sémantique et syntaxiques sont indubitablement liées. Par la façon dont on s’y prend jusqu’à présent, il est impossible de les associer.

Ce qui a été fait

Concernant l’interopérabilité technique, depuis plus de 30 ans chaque structure de soins, chaque logiciel métier des médecins libéraux, développent sans la moindre concertation les logiciels qui conviennent à leur exercice. De là, une hétérogénéité entre des systèmes qui sont le plus souvent non communicants entre eux, malgré les normes mises en place. L’interopérabilité technique est d’autant plus un échec, que même ce qui devrait être facile à communiquer (des données biologiques ou d’imagerie) ne l’est pas. Un patient vu le matin à Paris et 3 h après à Marseille ne pourra généralement pas voir son IRM ou ses examens le suivre d’un hôpital à un autre si ces deux hôpitaux ne sont pas interopérables. Et s’agissant de deux médecins de ville, c’est pire encore.

L’interopérabilité sémantique a été abordée dans divers projets, dont celui de l’Agence du Numérique en Santé (ex ASIP Santé) qui en a défini les contours. Hélas, le cahier des charges du Marché guichet national des terminologies de santé qui a été établi était incompréhensible, et surtout tellement déconnecté du réel que les consortiums intéressés ont fini par jeter l’éponge ; les marchés publics associés ont été déclarés infructueux faute de répondants.

L’interopérabilité syntaxique a beaucoup progressé notamment grâce à des sociétés comme IBM Watson, Intersystems ou Expert Systems qui ont fait un pas important dans la compréhension d’un langage naturel, à la condition qu’il soit normé. Et c’est bien là qu’est le problème : quelle norme adopter ? C’est là où on parle d’ontologies.

Les ontologies c’est quoi ?

En matière informatique, il s’agit ni plus ni moins d’un thesaurus qui permet d’enfermer de façon certaine et univoque des éléments issus de représentation sémantiques et syntaxiques extrêmement variables. Par exemple si un patient utilise le mot « malaise », veut-il dire qu’il a perdu connaissance, ou qu’il a été si mal qu’il a perdu connaissance, ou qu’il a des douleurs sourdes dans le ventre qui fait qu’il n’est « pas à l’aise », ou qu’il a des vertiges qui entrainent chez lui une sorte d’état nauséeux désagréable ? Et pourtant il faut bien traiter cette plainte dans toute sa complexité, la rattacher à un concept médical qui lui, est précis : syncope ? lipothymies ? douleur abdominale ? nausées ?

Afin d’éviter d’entrer dans cette affolante complexité sémantique, le monde médical a depuis des siècles instauré des concepts comme ceux décrits précédemment, répondant à une définition précise, et lui permettant de « traduire » la plainte multiforme en un symptôme univoque. C’est le lot quotidien de tout médecin devant tout patient : rattacher la plainte à un symptôme.

De nombreux travaux et réflexions ont donc été menés sur les ontologies (CIM11, CISP, MesH, Snomed CT, Loinc, etc.), que ce soit pour définir les symptômes, les maladies, les examens ou les traitements, avec une volonté à la fois de classification et de normalisation permettant par exemple la facturation des actes médicaux. Les modèles sont nombreux mais ne sont pas partagés par tous les médecins, aucune ontologie ne faisant réellement consensus.

Enfin, grâce à la micro-informatique les patients sont venus imposer leur vision : langage, et façon personnelle que chacun a de nommer tous ces éléments, achevant d‘apporter de la confusion dans les ontologies : crise cardiaque, attaque, rhume de cerveau, etc.

Finalement, le terme d’interopérabilité est un mauvais terme pour décrire quelque chose de beaucoup plus subtil : la communication interhumaine au travers des machines, la relation digitale homme-machine.

Une relation en plusieurs points :

Le patient avec la machine : l’utilisation par le patient d’applications interopérables et utilisant une ontologie des symptômes (comme il est prévu dans le Plan Ma santé 2022) va permettre au patient de déclarer sa plainte ou sa demande, et d’obtenir en retour des conseils et une orientation.

Les professionnels de santé avec la machine : le choix devra enfin être fait entre les différentes ontologies disponibles pour les maladies, les examens et les traitements.

Les patients avec les professionnels de santé : elle découle des deux précédentes.

Les machines entre elles (interopérabilité technique), utilisant les précédentes ontologies, leur communication deviendra alors simple puisqu’elles auront des référentiels communs.

Ces différents points génèreront alors des informations totalement interopérables, puisque les machines seront calquées sur la relation humaine et non l’inverse, lorsque la relation humaine doit se soumettre à la pseudo pensée des machines.

Une pseudo pensée fruste et sans conscience

Malgré leur mémoire infinie et leur puissance de calcul, les machines n’ont aucune intelligence : elles n’apprennent que si un humain les supervise (autoapprentissage supervisé), elles ne comprennent rien de ce qu’elles font (tout au plus peuvent-elles expliquer leur fonctionnement) et contrairement aux êtres humain, elles n’ont aucune conscience d’elles-mêmes. Cela explique que nos rapports avec elles soient aussi difficiles (formulaires abscons, chatbots imbéciles, serveurs vocaux horripilants).

A cette difficulté de communication homme-machine s’ajoute les relations interhumaines qui complexifient encore plus notre relation avec les machines.

Pourquoi nous obstinons-nous à construire un monde fondé sur une relation aussi courte qu’incertaine, alors que la relation médecin-patient instaurée par la médecine moderne remonte à plus de 150 ans, et que le langage écrit a plus de dix mille ans ? Paradoxe qui peut s’expliquer par l’allégeance que nous faisons désormais à la science de la donnée et à la technique, invisible et omniprésente dans nos vies.

Considérable perte de sens

Privée de son contexte, de son lieu et heure de recueil, une donnée médicale perd de son sens premier. Entre la plainte initiale du patient à son domicile, celle qu’il expose à son médecin, celle qu’il explique aux admissions de l’hôpital et celle qui ressortira dans les comptes-rendus hospitaliers, il y a une perte considérable, rendant illusoire toute interopérabilité sémantique et syntaxique. Sauf à accepter que nous entrions dans nos machines des informations dénaturées, déformées, voire biaisées ! Informations dont nos machines vont ensuite se servir pour tenter de construire des systèmes intelligents. Bon courage !

Il va bien falloir un jour ou l’autre accepter cette idée que la donnée initiale qui est la plainte du patient n’a plus rien à voir avec les statistiques dont nos machines ont besoin pour fonctionner. Et donc que nos données qu’on appelle des data, ont besoin d’être nettoyées, polluées qu’elles sont par les différents intermédiaires qui les ont recueillies et traitées ! Asservir notre pensée à la donnée, sous le prétexte qu’elle est massive, est une erreur scientifique majeure.

C’est de la source de la donnée qu’il faut partir, de la parole du patient.

Le poids des mots

Tout parcours de soin débute par la plainte du patient qui va devoir être connectée à une ontologie des symptômes qui doit être à la fois compacte et universelle.

En effet, quand un patient exprime son mal, il utilise un langage qui repose sur trois types de mots : d‘abord le langage « populaire », varié, imagé, personnel, (coliques, tête qui tourne, mal à l’aise…) parfois décalé face à la rigueur du vocabulaire médical, (diarrhées, vertiges, lipothymie…) ensuite l’emprunt ou la réappropriation de ces mots médicaux parfois déformés ou détournés (infractus, cistite…), enfin des « faux amis » qui utilisent un nom de maladie qui se rapproche le plus de leurs symptômes (appendicite pour mal au ventre, migraine pour maux de tête, infarctus pour mal à la poitrine).

Face à ce « bestiaire » de mots combien y a t-il en fait de symptômes univoques et fédérateurs de la totalité des plaintes exprimées. MedVir par exemple a permis d’en répertorier 176 dans le domaine de l’urgence et 206 dans le domaine de la médecine en général, toutes spécialités confondues. L’utilisation de cette ontologie qui est régulière et stabilisées depuis douze ans permettrait déjà de savoir de quoi on parle quand il s’agit de la plainte du patient, donc de ses motifs de consultation, et donc des symptômes qu’il ressent.

Interoperabilité inatteignable sans changement de méthode

La méthode actuelle a été constituée à partir d’une vision strictement médicale. Cela été une nécessité pour définir les éléments qui constituent la façon médicale de concevoir les nosographies et d’y enfermer le parcours de soins, ainsi que la plainte du patient. Le problème est que cette façon verticale et arborescente d’organiser les ontologies, et surtout le mélange qui est fait entre les symptômes et les maladies (ce qui est particulièrement criant dans la CIM 11), rend compte d’un monde structuré par une vision d’en-haut et non par une réalité de terrain.

Deux chantiers sont menés en parallèle : les ontologies d’une part et l’interopérabilité sémantique d’autre part, l’un et l’autre étant liés par des liens étroits. Une vision uniquement supérieure comme celle menée par l’Agence du Numérique en Santé a abouti à une utilisation très faible par les professionnels de santé, et une incompréhension totale par le patient. La preuve éclatante de cette désertion est le manque d’usage du DMP qui est pourtant une nécessité pour structurer le parcours du patient et pour y stocker des données. Ce seul aspect a été privilégié, ce qui a mis hors course autant le patient que le médecin. Pour l’instant, c’est clairement un échec.

Le patient est le premier lanceur d’alerte

Penser différemment, cela signifie ne pas structurer notre relation à la machine par le seul regard des médecins, mais par celui du langage des patients. Le premier lanceur d’alerte, c’est le patient ! Ce qui veut dire qu’il convient de :

  • recueillir par tous moyens (écrit, audio, vidéos…) la façon dont le patient exprime sa plainte. En faire un gigantesque dictionnaire incrémental obtenu à partir d’applications où le patient pourra trouver une orientation à son problème après l’avoir décrit.
  • connecter tous ces mots à une ontologie des symptômes, accessibles en open-source en mode incrémental strict pour éviter les « trous dans la raquette ». L’utilisation d’une ontologie régulière et stabilisées depuis plusieurs années permettra de savoir de quoi on parle quand il s’agit de la plainte du patient, donc de ses motifs de consultation, et donc des symptômes qu’il ressent.
  • choisir une fois pour toutes la ou les ontologies des maladies des examens et des traitements, et les relier aux ontologies des symptômes.

La réalisation de ces trois étapes doit aboutir enfin à la construction d’un parcours de soins numérisé, digne de ce nom et directement soumis à l’imprévisibilité des comportements humains. Cela ne pourra pas se concevoir sans intelligence artificielle.

L’apport de l’Intelligence Artificielle

Son apport est fondamental et ne peut se concevoir qu’à la condition que le point de départ (la plainte du patient et l’ontologie des symptômes) soit précisément défini. Cela demande du temps, de l’énergie et des financements à la mesure de cette ambition d’une interopérabilité en santé cohérente et pérenne qui s’imposerait au niveau national et européen.

Comprendre le sens de la plainte du patient (interopérabilité sémantique et syntaxique) ne peut se faire sans une interface en langage naturel (NLP — Natural Language Processing). Ces technologies ont beaucoup progressé et sont de plus en plus éduquées dans une culture santé. Mais pour fonctionner, la machine doit disposer d’ontologies solides, des ontologies spécifiques pour chaque symptôme.

Objectif cible : établir des liaisons et du sens entre le patient et le professionnel de santé pour la réussite du Plan Ma Santé 2022 et faire d’un DMP interopérable l’outil de coordination, de continuité et de qualité des soins attendu depuis 2005.

Il consiste à se dire que, si une interopérabilité sémantique permettant au patient avec son langage non normé aboutit à un dialogue effectif avec la machine, alors la relation entre professionnels de santé deviendra plus simple puisqu’elle sera fondée sur un seul et même substrat : la plainte du patient, donc le motif de sa consultation, donc les symptômes qui le constituent, donc les maladies qu’on en déduit grâce aux examens complémentaires, et donc les traitements issus du diagnostic de ces maladies.

Quant à la machine, étant éduquée au langage du patient et à celui du médecin qui concorderont grâce à l’ontologie des symptômes (donc de la compréhension sémantique de la plainte), elle pourra enfin interopérer et donc réaliser une véritable interopérabilité technique.

Alors, si tout ce qui précède est vrai, et que cette façon de concevoir l’interopérabilité permet d’être un vrai levier de croissance de la e-santé, il faudra bien que le politique au travers du pouvoir régalien ou des institutions intermédiaires acceptent enfin l’idée qu’il faut rompre avec la verticalisation descendante habituelle, et oser donner la parole au patient en recueillant sa plainte.

Ecouter le patient, n’est-ce finalement pas cela le point de départ de tout acte médical, scientifique et humaniste ?

Dr Loïc Etienne, Président de Medvir, expert IA en santé

Guillaume Levavasseur, LΞVΛVΛSSΞUR Consulting, expert e-santé et communication digitale

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INTEROPÉRABILITÉ, PIERRE ANGULAIRE DE LA CROISSANCE EN E-SANTÉ (sur le site de l’ANS)

Source : https://esante.gouv.fr/interoperabilite

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Guillaume Levavasseur

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